mardi 8 octobre 2013

"VOTRE CERVEAU N'A PAS FINI DE VOUS ETONNER"


Patrice van Eersel (Collectif)

On savait que le cerveau était l’entité la plus complexe de l’univers connu. Mais les dernières découvertes montrent que ses possibilités sont bien plus étonnantes que prévu. Votre cerveau est en effet totalement élastique et social… Élastique – même âgé, handicapé, voire amputé, il peut se reconstruire, apprendre, inventer… Social – un cerveau n’existe qu’en résonance avec d’autres : nous sommes neuronalement constitués pour entrer en empathie.
La combinaison de ces deux facultés permet de supposer que l’ Homo sapiens peut évoluer en changeant lui-même sa structure. Nous avons le pouvoir d'influer sur l’évolution de notre propre cerveau – encore faut-il savoir comment il fonctionne.

Patrice van Eersel, rédacteur en chef à Clés, publie (le 4 avril 2012, dans la collection Clés d’Albin Michel) « Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner », une enquête où il s’entretient notamment avec cinq médecins psychiatres ou psychothérapeutes, qui ont intégré à leur pratique cette nouvelle vision d’un cerveau « plastique » et « neuro-social » : - le neuropsychiatre et éthnologue Boris Cyrulnik, qui démontre que la résilience repose sur la plasticité neuronale ; - le neuropharmacologue Pierre Bustany, qui raconte comment les nouvelles techniques d’imagerie cérébrale ont révolutionné notre vision de la psyché ; - le psychiatre Jean-Michel Oughourlian, qui établit le lien entre les « neurones miroirs » et le concept de « désir mimétique » ; - le psychiatre Christophe André qui met en pratique les découvertes des neuro-cognitivistes sur les moines en méditation ; - le psychothérapeute Thierry Janssen, qui s’interroge sur la médecine d’Orient, peut-être mieux outillée que la nôtre pour comprendre le cerveau.

Pour les visiteurs du site Clés, voici un élément de cette enquête, le chapitre 8, où surgit une vision très dérangeante et contre-intuitive de la façon dont nous rêvons…

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{{Si nos rêves s’écrivent à la seconde où nous nous réveillons, que fait notre cerveau avant ?}}

L’aspect le plus vertigineux, mais aussi le plus excitant, des nouvelles explorations sur le cerveau est l’immensité des territoires inconnus dont elles nous font entrapercevoir les contours. On se demande ainsi, par exemple, à quoi peut bien ressembler le « fonctionnement par défaut » dont parle le Pr Bernard Mazoyer (un crack qui dirige le Groupe d’imagerie neurofonctionnelle de Caen). Ce fonctionnement « non conscient », qui absorbe apparemment 99% de l’énergie nécessaire à notre cerveau, nous n’en savons encore pas grand-chose. Selon quelle logique, quel langage, quels processus se déroulent 99% du travail qui réorganise en permanence, mais de façon « secrète » parce que non subjectivable, tous les réseaux de nos souvenirs, de nos états d’âme, de ce que nous appelons notre « moi » ? Une façon originale d’appréhender la question est d’écouter Jean-Pol Tassin, neurobiologiste au Collège de France et directeur de recherche à l’INSERM, décrire sa façon de voir le rêve.

Prenons un exemple explicite. Vous êtes en train de rêver que vous participez à la révolution française. Entraîné dans toutes sortes de mésaventures, hautes en couleur, en joie et en terreur, vous finissez hélas sur l’échafaud et vous vous réveillez brusquement quand la guillotine vous tranche le cou. Un cri vous sort des tripes, qui vous fait vous redresser comme un diable hors de vos draps. Vous vous apercevez alors qu’un tableau fixé au-dessus de votre lit vient de se décrocher et vous est tombé dessus. Stupeur : ce serait cette chute qui, en une fraction de seconde, aurait engendré tout le scénario ? Comment serait-ce possible ? Que le contenu du scénario (en l’occurrence celui de la guillotine) puisse être, ou non, porteur de sens n’est pas ici la question. Une chose est sûre pour Jean-Pol Tassin : pendant les 15 ou 20 minutes de sommeil paradoxal qui viennent de s’écouler, quelque chose se passait bien dans votre cerveau, mais ce n’était pas un rêve et il n’était pas question de révolution. Mais alors quoi ? Qui peut le dire ?

Ce que les neurologues croient savoir, aujourd’hui, c’est que, pendant le sommeil paradoxal, votre cerveau, libéré du contrôle conscient exercé par les lobes frontaux du néocortex, remodèle tout à sa guise vos réseaux neuronaux. Ce remodelage a forcément toutes sortes de répercussions somatiques – musculaires, digestives, hormonales, respiratoires… – et des effets psychiques, mais sans que vous puissiez en dire quoi que ce soit du contenu subjectif. A quoi ressemblait ce remodelage ? Vous seriez bien en peine de le dire. Tout ce à quoi vous avez accès, c’est à la traduction qu’en a fait votre moi conscient à la dernière seconde, c’est à dire à l’instant où le tableau vous est tombé dessus. S’adaptant en un éclair à ce contexte accidentel, à l’instant du réveil, votre cerveau a transposé le travail non conscient du remodelage (votre « fonctionnement par défaut » du Pr Mazoyer) en un contenu cognitif explicite : une scène de la révolution française.

Mais le coup du tableau qui tombe n’est là que pour faciliter notre compréhension d’un processus auquel, selon Jean-Pol Tassin, chercheur de l’Inserm et enseignant du Collège de France, tous nos rêves obéissent. Illustration parfaite de notre difficulté à nous figurer ce qui se passe réellement dans notre crâne : l’illusion serait de croire qu’il suffirait d’en observer les « outputs », autrement dit tout ce qui en sort – chimiquement sous forme de molécules, électriquement sous forme de tracés encéphalographiques, subjectivement sous forme de récit – pour pouvoir appréhender la logique interne, le langage, bref le fonctionnement effectif de notre cerveau.

Jean-Pol Tassin est un homme qui n’hésite pas à chahuter les idées reçues, même quand elles sont toutes récentes et à la mode. Ainsi, parlant des techniques d’imagerie du cerveau qui ont permis la plupart des découvertes dont il est question dans ce livre, il nous met sur nos gardes : ces techniques sont d’une utilité évidente, mais elles pourraient facilement susciter de nouvelles illusions dans l’esprit des non connaisseurs. Ainsi, les jeux de couleurs très contrastées, qui font de ces images de véritables œuvres d’art, nous donnent volontiers l’idée qu’il y a dans le cerveau des zones très précisément délimitées, remplissant des rôles distribués de façon rigide, comme dans les visions localistes de la fin du XIX° siècle, alors même que la nouveauté apportée par l’approche « plastique » du cerveau consiste à montrer que, pour quasiment n’importe laquelle des opérations corticales, ce sont de multiples zones qui entrent en interaction. « En réalité, explique Jean-Pol Tassin, ces forts contrastes de couleurs sont arbitraires. Il suffit de demander à l’ordinateur de passer du rouge au vert quand on grimpe, par exemple dans la consommation d’oxygène, d’un indice 100 à un indice 101,5. Pour le spécialiste, cette différence de 1,5% a un sens – celui d’une modulation graduelle –, mais ce n’est pas le sens que s’imaginent l’esprit candide… ou le journaliste, toujours avide d’informations spectaculaires, mais risquant ainsi de tomber dans une nouvelle vision mécaniste du fonctionnement cortical. »

La spécialité de Jean-Pol Tassin est la neurobiologie de l’addiction. On sait que la cocaïne, l’héroïne, les amphétamines, la morphine, le cannabis, mais aussi le tabac et l’alcool, envoient dans nos neurones, via le système sanguin, des molécules qui s’immiscent dans le fonctionnement des synapses. Ces nano-espaces entre les cellules nerveuses abritent les aller-retour ultra sophistiqués de la bonne centaine des neuromédiateurs existants, de l’adrénaline à la sérotonine, de l’acétylcholine à la dopamine, qui modulent tous nos états intérieurs, pulsions, émotions, décisions, inhibitions, sentiments et états d’âme. Des drogues différentes exercent différents types d’influence, aussi bien sur les vésicules qui libèrent ces neuromédiateurs depuis la membrane du neurone amont, que sur les récepteurs qui les accueillent à la surface du neurone aval – ou qui les recapturent dans la cellule de départ. Mais le résultat final est toujours le même : finalement, l’effet de toutes les drogues est de libérer de la dopamine. Celle-ci vient stimuler artificiellement le « circuit de la récompense » qui, dans le cerveau, nous procure la sensation du plaisir – ce pourquoi l’être humain aime se droguer… Mais notre propos n’est pas ici de parler de ce circuit, ni du plaisir, ni de l’accoutumance, mais du fait que l’effet final des drogues sur notre cerveau est à tous les coups la libération de molécules de dopamine dans les fentes synaptiques, ce qui rejoint un phénomène bien plus vaste que la prise de psychotropes…

La dopamine est le neuromédiateur que les synapses libèrent à la fin d’un très grand nombre de processus, si bien qu’on lui a attribué une importance capitale, sans toujours comprendre la cascade de réactions qui se déroulait avant qu’elle intervienne. C’est ce que Jean-Pol Tassin appelle avec humour « le drame de la dopamine »…

Pour tenter de nous faire comprendre de quoi il retourne, le neurobiologiste nous apprend que son travail l’a amené, lui aussi, à diviser le fonctionnement du cerveau en deux parts très inégales, l’une à 99% et l’autre à 1%. Mais ces pourcentages désignent cette fois des quantités de neurones et non de consommation d’énergie, comme dans la présentation de Bernard Mazoyer, qui distinguait le « fonctionnement cognitif » du cerveau et le « fonctionnement cortical par défaut ». La coïncidence entre ces deux rapports 1/99 est fortuite – même si, dans les deux cas, le raisonnement concerne l’immensité de notre inconscience…

Précisons. Son travail a fait aboutir Jean-Pol Tassin à deux réseaux neuronaux. Appelons le premier « réseau de base » : il concerne environ 99% des neurones. Ce réseau traite toutes les opérations de la vie : réceptions sensorielles, motricité, décisions, volonté, mémorisation, etc. Le second réseau ne compte que 1% des neurones (et même moins : 0,6%). Il est superposé au premier réseau, dans un arrangement anatomique spécifique, qui part du mésencéphale : c’est le « réseau modulateur ». Sa mission est d’orienter en permanence toutes les opérations du grand « réseau de base » : à chaque instant, en effet, selon ce que vous êtes en train de vivre, les neurones de votre réseau modulateur (ou neurones modulateurs) doivent décider vers quelles structures et quels réseaux de votre cerveau dispatcher les dites opérations, de la façon la plus adaptée à votre situation. Mission capitale : selon les circonstances, le réseau modulateur peut décider d’affecter telle tâche corticale au « cerveau cognitif lent » – et vous en aurez conscience, pourrez en parler, le mémoriser, etc. – ; ou bien la tâche sera confiée à des instances inconscientes, d’une façon que Jean-Pol Tassin décrit comme « analogique rapide » – et, par définition, l’opération se déroulera à votre insu ou de façon instinctive. Exemple simple : vous pouvez respirer sans y penser, en pilote automatique, dont en « analogique rapide » ; vous pouvez le faire de façon volontaire et votre respiration entre alors dans le champ de votre cerveau « cognitif lent ». Exemple plus sophistiqué : la voie basse et la voie haute de l’intelligence relationnelle, dont nous parlions à propos des neurones miroir et des neurones fuseaux (cf chapitre 3) : la voie basse traite les informations de façon ultra-rapide et analogique, comme un réflexe instinctif de survie (pour réagir à un éventuel danger) ; la voie haute traite les mêmes informations en les confrontant à la mémoire, à la sensibilité, à la volonté, etc., bref en passant par le cerveau cognitif lent.

Les neurones modulateurs, qui décident que le traitement des opérations corticales se fera par l’une ou l’autre de ces voies, se divisent en trois grands groupes, respectivement gouvernés par trois neuromédiateurs : la noradrénaline, la sérotonine et la dopamine. Quand une donnée entre dans le cerveau, avant de savoir à quel réseau elle sera confiée, elle commence toujours par être traitée par les neurones modulateurs fonctionnant à la noradrénaline et à la sérotonine, qui lui « attribuent un sens », avant de passer le relais aux neurones qui fonctionnent à la dopamine, qui l’orientent vers telle ou telle structure en fonction de ce « sens ». En réalité, les neurones modulateurs « dopaminergiques » n’ont quasiment pas le choix : constituant le dernier maillon de la chaine, ils sont esclaves des neurones modulateurs « noradrénalinergiques » ou « sérotoninergiques », qui ont fait le choix en amont. Ils n’ont donc aucune autonomie, sauf que, comme ce sont eux qui interviennent en dernière instance, juste avant que l’opération psychique soit dispatchée, voilà plus de trente-cinq ans (depuis 1975) que les neurologues attribuent un rôle clé à la dopamine et aux neurones modulateurs qui secrètent ce neuromédiateur. Un rôle exagéré…

« C’est ainsi, explique Jean-Pol Tassin, qu’on a pu voir le déficit en dopamine cité comme déterminant dans l’accoutumance aux drogues ou dans la persistance de la dépression, et l’excès de dopamine comme déclencheur de la schizophrénie. La dopamine remplit certes des fonctions formidables dans le fonctionnement du système nerveux central , mais pas toujours celles qu’on croyait, pour la bonne raison que tous les problèmes d’une chaine de transmission ne viennent pas forcément du dernier maillon. »

Globalement, le rôle des neurones modulateurs est évidemment crucial. Schématiquement, s’ils sont défaillants, la personne ne peut plus compter sur son cerveau cognitif lent, qui comprend sa mémoire et son intelligence. Elle a donc tendance à ne fonctionner qu’en pilote automatique, c’est à dire de façon analogique rapide. Du coup, par exemple, pour elle tous les visages se mettent à se ressembler, ou à se mélanger. Comme dans un rêve…

C’est que, lorsque nous nous endormons, le système modulateur de nos neurones noradrénalinergiques et sérotoninergiques cesse de fonctionner (sinon, c’est l’insomnie garantie). Le cerveau cognitif lent est alors mis hors circuit et toutes les informations se trouvent traitées de façon analogique rapide. C’est le fameux « sommeil paradoxal ». Un état cérébral dont Jean-Pol Tassin pense que nous ne pouvons pas dire ce qu’il s’y passe subjectivement. Surprise : ne dit-on pas, notamment depuis les recherches célèbres de Michel Jouvet sur le sommeil, que c’est le temps du rêve ? « Non, répond Tassin avec une quasi certitude, le rêve ne peut survenir qu’au moment où vous vous réveillez. Pourquoi vous réveillez-vous ? Parce que vos neurones modulateurs se sont remis à fonctionner, ne serait-ce qu’une fraction de seconde (ils font ça pour assurer leur survie, car n’oublions pas qu’un neurone qui ne fonctionne pas meurt rapidement, notre sommeil est ainsi constellé de micro-réveils neuronaux). Que se passe-t-il alors ? Le cerveau cognitif lent se réveille, même très brièvement, et en une fraction de seconde, il fabrique une histoire – à raison d’une image par cinq centième de seconde, le cerveau peut vous envoyer toute une histoire en un rien de temps. Rappelez-vous qu’en quatre images, un cartooniste peut vous camper un scénario – le cerveau cognitif lent se charge de combler les vides ! »

Oui, mais alors que penser des gestes que fait une personne endormie ? Ne correspondent-ils pas à une scène de rêve qu’elle est en train de vivre ? Non, répond à nouveau Jean-Paul Tassin, ces gestes sont sans doute à mettre en rapport avec le fameux « fonctionnement par défaut », par lequel le cerveau réorganise en permanence toutes ses pistes neuronales, mais rien ne dit qu’une personne dont les jambes s’agitent soit en train de rêver qu’elle marche ou qu’elle court. Si vous la réveillez brusquement, si elle se souvient de quelque chose, ce sera très probablement de tout autre chose. Et de toute façon, cette autre chose aura été inventée, en un flash, à l’instant où vous l’avez réveillée.

Autrement dit ? Eh bien nous en restons à l’énigme par lequel ce chapitre a commencé : si le scénario de nos rêves s’écrit à la seconde où nous nous réveillons, que se passe-t-il, subjectivement, pendant le « sommeil paradoxal » ? Réponse : non seulement on ne le saura peut-être jamais, mais la question n’a sans doute aucun sens. Ce qui pose aussitôt une autre question, de fond celle-là : l’approche scientifique est-elle la meilleure façon d’appréhender cette réalité étrange que nous portons entre les deux oreilles ?

L’entretien suivant, mené avec l’ex-chirurgien devenu psychothérapeute, Thierry Janssen, va justement nous mener à nous interroger sur cette question
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("Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner" - Patrice van Eersel (Collectif) - éd. Albin Michel)

http://www.cles.com/bonnes-feuilles/votre-cerveau-n-pas-fini-de-vous-etonner

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